Quand l’absence de standards freine l’innovation durable
Le chantier s’était arrêté. Encore. L’architecte fixait son écran avec frustration tandis que l’ingénieur environnemental, de l’autre côté de la visioconférence, secouait la tête. “Impossible d’intégrer vos données carbone dans notre modèle BIM avec ce format. Nous allons devoir tout convertir manuellement.” Trois semaines de retard supplémentaires sur un projet déjà sous pression réglementaire. Cette scène, qui se répète quotidiennement sur d’innombrables projets en France, illustre l’un des plus grands paradoxes de la construction contemporaine: alors que le secteur dispose d’outils numériques sophistiqués et fait face à des exigences environnementales sans précédent, l’absence de standardisation des données environnementales dans les modèles BIM transforme chaque projet en un défi technique coûteux et chronophage.
La révolution numérique du bâtiment, promise par le BIM (Building Information Modeling), se heurte à un mur invisible mais bien réel: la tour de Babel des données environnementales. En l’absence d’un langage commun, les informations cruciales sur l’empreinte carbone, le potentiel de recyclage ou la consommation énergétique des matériaux restent cloisonnées, incompatibles, sous-exploitées. À l’heure où la RE2020 impose des contraintes drastiques et où les maîtres d’ouvrages exigent des garanties de performance environnementale, cette situation n’est plus tenable.
Une enquête menée en 2023 par le CSTB auprès de 327 professionnels du secteur révèle que 78% d’entre eux considèrent le manque de standardisation des données environnementales comme “l’obstacle principal” à l’adoption massive des analyses de cycle de vie (ACV) dans leurs projets BIM. Plus préoccupant encore, 63% admettent recourir à des approximations faute de pouvoir intégrer facilement des données environnementales précises dans leurs maquettes numériques.
La fragmentation des données : un frein majeur à la transition écologique du bâtiment
Le constat est sans appel: la performance environnementale du bâtiment ne peut plus se contenter d’être une considération parallèle au processus de conception. Elle doit en devenir le cœur. Pourtant, dans la pratique, les données environnementales restent souvent traitées comme des informations annexes, stockées dans des formats propriétaires disparates, impossibles à intégrer efficacement dans le flux de travail BIM. Cette fragmentation entrave considérablement les ambitions écologiques du secteur.
Prenons l’exemple concret d’un bureau d’études techniques travaillant sur un projet de logements collectifs sous RE2020. L’équipe utilise un logiciel BIM pour la conception globale, mais doit exporter les données vers un autre outil pour réaliser l’analyse carbone, puis vers un troisième pour l’étude thermique. Chaque transfert nécessite des manipulations manuelles, introduit des risques d’erreurs et, surtout, empêche une vision holistique et dynamique de l’impact environnemental. À chaque modification de la conception, c’est tout le processus qu’il faut recommencer, rendant quasi impossible l’optimisation environnementale en temps réel.
“Nous perdons en moyenne 23% du temps de nos projets à réconcilier des données environnementales issues de sources différentes”, confie Marie Deschamps, directrice BIM chez Ecotech Ingénierie. “Avec des standards communs, nous pourrions consacrer ce temps à optimiser réellement la performance environnementale des bâtiments plutôt qu’à jongler entre formats incompatibles.”
Cette situation ne génère pas seulement des inefficacités: elle compromet directement l’atteinte des objectifs environnementaux. Comment optimiser ce qu’on ne peut mesurer avec précision? Comment comparer des variantes quand chaque scénario nécessite des jours de retraitement de données? La RE2020, avec ses seuils carbone de plus en plus exigeants d’ici 2031, ne tolèrera pas ces approximations.

L’urgence d’un langage commun pour l’environnement numérique du bâtiment
L’enjeu est clair: sans standardisation des données environnementales dans le BIM, la transition écologique du secteur restera au stade des bonnes intentions. Cette standardisation doit intervenir à plusieurs niveaux: harmonisation des indicateurs environnementaux, structuration uniforme des données dans les modèles BIM, et définition de protocoles d’échange interopérables.
Le format IFC (Industry Foundation Classes), déjà largement adopté pour l’échange de données géométriques et fonctionnelles dans le BIM, apparaît comme le candidat naturel pour porter cette évolution. Cependant, dans sa version actuelle (IFC4), il reste insuffisamment structuré pour accueillir efficacement les données environnementales complexes. Les travaux en cours sur l’IFC5 intègrent davantage ces préoccupations, mais leur finalisation n’est pas attendue avant 2026.
Entre-temps, plusieurs initiatives émergent pour combler ce vide. L’alliance OWEN (Open Web-based Environmental data Network), créée en 2022, rassemble déjà plus de 90 acteurs européens du secteur déterminés à définir un cadre commun pour les données environnementales. Leur premier standard, attendu pour fin 2024, vise à normaliser la façon dont les déclarations environnementales produits (DEP/FDES) s’intègrent aux objets BIM.
Parallèlement, la Commission Européenne a lancé le programme “Digital Building Passport”, qui ambitionne de créer un format standardisé pour documenter l’ensemble des caractéristiques environnementales d’un bâtiment tout au long de son cycle de vie, de la conception à la démolition. Ce passeport numérique, dont la version pilote sera testée dès 2025, s’appuiera nécessairement sur des données BIM standardisées.
Les pionniers qui tracent la voie
Face à l’inertie des standards officiels, certaines organisations n’ont pas attendu pour développer leurs propres solutions. Leur expérience offre des enseignements précieux sur les défis et opportunités de cette standardisation.
Le groupe Bouygues Construction a développé “CarbonTracker”, un outil propriétaire qui s’interface avec ses maquettes BIM pour suivre l’empreinte carbone en temps réel. “Nous avons dû créer notre propre système de classification environnementale pour les objets BIM”, explique Thomas Reynaud, responsable innovation chez Bouygues. “Cela nous a permis de réduire de 17% l’empreinte carbone moyenne de nos projets en identifiant rapidement les postes les plus émissifs. Mais cette solution reste interne et difficilement compatible avec les outils de nos partenaires.”
Du côté des éditeurs logiciels, One Click LCA a développé un plugin qui standardise l’importation de données environnementales dans plusieurs plateformes BIM. “Notre approche consiste à créer une couche d’interopérabilité en attendant l’émergence d’un standard global”, indique Sébastien Garnier, directeur technique. “Nous observons que les projets utilisant notre interface standardisée réalisent leurs ACV 4 fois plus rapidement que ceux utilisant des méthodes traditionnelles.”
Plus ambitieux encore, le consortium norvégien CoBuilt a lancé en 2023 une bibliothèque ouverte d’objets BIM enrichis de données environnementales standardisées. Leur approche, basée sur une extension du format IFC, a été adoptée par les autorités norvégiennes pour tous les projets publics du pays depuis janvier 2024. Les premiers résultats montrent une réduction de 22% des coûts liés aux études environnementales et une amélioration moyenne de 9% des performances carbone des bâtiments concernés.

2025 : l’année charnière pour les données environnementales dans le BIM
Plusieurs facteurs convergent pour faire de 2025 une année décisive dans la standardisation des données environnementales BIM. D’abord, le calendrier réglementaire s’accélère: la RE2020 entre dans sa phase d’exigences renforcées, avec des seuils carbone qui se durcissent significativement. Dans le même temps, la taxonomie européenne impose aux investisseurs une transparence accrue sur l’impact environnemental de leurs actifs immobiliers.
Sur le plan technique, 2025 verra la publication des premières normes ISO spécifiquement dédiées aux données environnementales dans le BIM (série ISO 19650), offrant enfin un cadre de référence international. Les travaux préparatoires indiquent que ces normes s’appuieront sur une extension du format IFC, compatible avec les systèmes existants.
Enfin, les grands maîtres d’ouvrages publics français ont annoncé leur intention d’exiger, dès 2025, des maquettes numériques intégrant des données environnementales standardisées pour tous leurs projets dépassant 5 millions d’euros. Cette exigence, qui touchera près de 30% du marché de la construction neuve, créera un effet d’entraînement pour l’ensemble du secteur.
“2025 sera l’année où la maîtrise des données environnementales dans le BIM passera du statut d’avantage concurrentiel à celui de prérequis incontournable”, prédit Emmanuelle Martin, directrice de la transition écologique à la Fédération Française du Bâtiment. “Les acteurs qui n’auront pas anticipé cette évolution se retrouveront en grande difficulté face aux exigences du marché et de la réglementation.”
Préparer son organisation à la standardisation : une feuille de route pour 2025
Face à cette échéance de 2025, les professionnels du bâtiment disposent d’environ 12 mois pour adapter leurs pratiques et outils. Cette préparation doit s’articuler autour de plusieurs axes complémentaires.
Premièrement, un audit des pratiques actuelles s’impose. Comment votre organisation gère-t-elle aujourd’hui les données environnementales? Quels formats utilise-t-elle? Quelles sont les ruptures dans la chaîne d’information? Cet état des lieux permettra d’identifier les points de friction et les opportunités d’amélioration.
Deuxièmement, il est crucial de former les équipes aux fondamentaux de l’analyse environnementale dans le BIM. Les concepts d’ACV, d’empreinte carbone ou de circularité doivent être maîtrisés par l’ensemble des intervenants du projet, pas uniquement par les spécialistes environnement. Cette acculturation facilitera l’adoption future des standards.
Troisièmement, un travail de structuration des données est nécessaire. Même en l’absence de standard définitif, il est possible d’adopter dès maintenant une organisation cohérente des informations environnementales dans vos modèles BIM. Le cabinet d’architecture A26 a par exemple développé une nomenclature environnementale interne qui classifie systématiquement les matériaux selon leur impact carbone, facilitant ainsi les extractions de données pour les ACV.
Quatrièmement, l’expérimentation avec les standards émergents est vivement recommandée. Plusieurs plateformes proposent déjà des modules d’import/export conformes aux propositions de standardisation en cours d’élaboration. Tester ces fonctionnalités sur des projets pilotes permettra d’anticiper les évolutions à venir tout en développant une expertise précieuse.
Enfin, l’engagement dans les initiatives collectives de standardisation représente un investissement stratégique. Rejoindre des groupes de travail comme celui de BuildingSMART France sur l’environnement ou participer aux consultations de l’Alliance HQE-GBC permet non seulement d’influencer les futurs standards mais aussi d’accéder en avant-première aux informations sur leur évolution.
Les bénéfices tangibles d’une standardisation réussie
L’effort de standardisation n’est pas qu’une contrainte réglementaire ou technique: il représente une opportunité majeure de transformation pour le secteur. Les organisations qui réussiront cette transition pourront en tirer des avantages considérables.
En termes d’efficacité opérationnelle, l’analyse de projets pilotes montre qu’une standardisation aboutie des données environnementales permet de réduire de 60 à 70% le temps consacré aux études d’impact. Ce gain s’explique par l’élimination des saisies multiples, l’automatisation des calculs et la fluidification des échanges entre acteurs.
Sur le plan de la performance environnementale, la capacité à simuler rapidement différents scénarios et à visualiser en temps réel l’impact des choix de conception se traduit par une amélioration moyenne de 15 à 20% du bilan carbone des projets. “Quand l’information environnementale devient aussi accessible que l’information géométrique dans le modèle BIM, les arbitrages prennent naturellement en compte la dimension carbone”, observe Jean Dupont, directeur de projets chez Vinci Construction.
L’avantage commercial est également significatif. Les maîtres d’ouvrages sont de plus en plus nombreux à exiger une transparence totale sur l’impact environnemental de leurs projets, non seulement au stade de la livraison mais tout au long du processus de conception. Les équipes capables de fournir cette information de manière structurée et fiable bénéficient d’un différenciateur puissant sur un marché de plus en plus concurrentiel.
Enfin, la standardisation ouvre la voie à de nouveaux modèles économiques basés sur la valorisation des données environnementales. Des plateformes comme Cycle Up ou Backacia, spécialisées dans le réemploi des matériaux de construction, s’appuient déjà sur les données BIM pour identifier et valoriser les ressources réutilisables. Avec des données standardisées, ces initiatives pourront changer d’échelle et créer de nouvelles opportunités de création de valeur.

Vers un avenir où l’environnemental et le numérique parlent le même langage
L’horizon 2025 marque une étape cruciale, mais n’est qu’un jalon dans une transformation plus profonde du secteur. La standardisation des données environnementales dans le BIM ouvre la voie à une conception intégrée où la performance écologique devient un paramètre fondamental, au même titre que la solidité structurelle ou la fonctionnalité.
À plus long terme, c’est tout le processus de conception qui sera repensé autour de cette nouvelle capacité à manipuler facilement l’information environnementale. Les algorithmes d’optimisation pourront suggérer automatiquement des alternatives moins impactantes. Les jumeaux numériques des bâtiments existants permettront d’anticiper et d’optimiser les rénovations énergétiques. Les matériaux en fin de vie seront précisément documentés pour faciliter leur réemploi ou recyclage.
Le chemin vers cette vision est encore long et semé d’embûches techniques, organisationnelles et culturelles. Mais l’enjeu climatique ne laisse pas d’autre option que d’accélérer cette convergence entre numérisation et écologisation du secteur.
Comme le résume Catherine Lecoq, directrice de la transition numérique au Plan Bâtiment Durable: “La RE2020 nous fixe le cap environnemental. Le BIM nous donne les outils numériques. La standardisation des données est le pont indispensable entre ces deux mondes. Sans elle, nous continuerons à concevoir des bâtiments du XXIe siècle avec des méthodes du XXe.”
La révolution de la construction durable ne sera pas seulement une question de matériaux innovants ou de techniques constructives avancées. Elle reposera tout autant sur notre capacité collective à structurer, partager et exploiter efficacement l’information environnementale. Et cette révolution informationnelle commence maintenant, bien avant l’échéance critique de 2025.
Préparez-vous dès aujourd’hui
Face à ces évolutions majeures, l’attentisme n’est plus une option. Chaque organisation du secteur doit dès maintenant élaborer sa stratégie de transition vers des pratiques BIM intégrant pleinement la dimension environnementale standardisée.
Commencez par évaluer votre maturité actuelle. Où en êtes-vous dans l’intégration des données environnementales dans vos processus BIM? Quelles compétences devez-vous développer en priorité? Quels outils devez-vous faire évoluer?
Formez vos équipes aux fondamentaux de l’analyse environnementale dans le contexte BIM. De nombreuses formations spécialisées émergent sur ce sujet précis et constituent un investissement rentable face aux exigences à venir.
Expérimentez dès maintenant les approches de standardisation émergentes sur des projets pilotes. L’expérience acquise aujourd’hui sera votre meilleur atout pour demain.
Enfin, rejoignez les communautés professionnelles qui travaillent activement sur ces questions. Le partage d’expériences et la mutualisation des bonnes pratiques accéléreront votre transition et vous permettront de rester à la pointe de cette évolution majeure du secteur.
La standardisation des données environnementales dans le BIM n’est pas qu’un défi technique: c’est une opportunité stratégique de vous positionner favorablement dans un marché en pleine transformation. Ceux qui la saisiront dès maintenant seront les leaders de la construction durable de demain.